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LA PHILOSOPHIE CHEZ GERMINA

Rendre la philosophie populaire.

La philosophie est-elle une drogue?

   (Cette note étant un peu longue, je la livre en plusieurs parties) Il est instructif d’observer un fou rire quand il surprend quelqu’un qui n’en doit pas moins poursuivre son discours (par exemple un journaliste dans les conditions du direct). Le discours tenu s’effondre dans la dérision ; il ne perd pourtant rien de son sérieux, puisque le locuteur s’ingénie à le produire malgré tout. Dérision absolue et sérieux imperturbable fusionnent. Cela fait penser aux derniers mots de L’Innommable de Beckett : «  il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer ».

   L’incident du fou rire rend sensible un fait général (mais ne le fonde pas à lui seul, bien entendu) : un discours est toujours dérisoire. Rien ne s’effondre plus vite (ne serait-ce que parce que le monde change, l’individu lui-même qui tient le discours change sans arrêt).

   Notons qu’une dose d’excitants intervient toujours dans la formule. Le pathétique, la grandiloquence, l’assurance, le sérieux, avant d’être des effets du discours en sont les stimulants. Même remarque pour ce qui regarde les finalités ou les objectifs d’une parole construite : tenir une argumentation en tout point « rigoureuse », collant à l’actualité, originale etc., n’est pas tant effet recherché que substances consommées par la parole. Les amphétamines du discours sont son seul contenu. Cela vaut pour l’objectif de pertinence ou de vérité : se sentir en phase, être porté, être allumé, être branché, être en phase de trip ou de flash, voilà quelques aspects d’un discours « pertinent ». Cela vaut enfin pour les résultats escomptés : persuader, séduire, construire des stratégies, simuler que l’on pense, que l’on désire, que l’on défend une cause, sont autant de jouissances passagères dont nul discoureur ne saurait se passer. La dépendance au discours est la clé de sa maîtrise.

   Et pourtant, ça marche. Je veux dire par là que personne, écoutant ou lisant un discours, n’y voit une forme de toxicomanie. Ca marche, ça inspire confiance (c'est-à-dire adhésion ou rejet, sentiment d’accord ou de désaccord) à cause d’une instance virtuelle vers laquelle tout discours est vaguement orienté. Cette instance virtuelle agit comme un filtre, un goulot d’étranglement. Elle fait passer des discours, elle en bloque d’autres, elle les façonne aussi. Elle ne les façonne pas avec des concepts, mais avec quelques règles implicites qui tiennent du refrain, de l’air du temps (les concepts, s’ils jouent un rôle, c’est en tant que thèmes ou simples mots dans des ritournelles). Certaines choses paraissent en accord, d’autres paraissent dissonantes. Cette instance virtuelle a vaguement la forme d’un sujet. Tout se passe comme si l’on ne pouvait pas tenir de discours sans creuser la place d’une bonne subjectivité, d’une pensée pourvoyeuse d’inspirations et de pertinence. Que cette pensée soit toujours conformiste, plate ou politiquement correcte, n’empêche pas qu’il soit hautement rentable d’y puiser (du point de vue des jouissances éprouvées). La décharge de jouissance tient précisément à ce que l’on ne dise rien de fondamental, ni rien de nouveau.

   Le tableau que je brosse ne saurait vous intéresser un seul instant si vous n’y soupçonniez un oubli de ma part. C’est toujours ainsi que les choses se passent : on ne s’intéresse à un discours quelconque que parce qu’il est incomplet. Le discours d’un scientifique sur le changement climatique n’intéresse que parce qu’il ne contient pas certaines choses (a-t-il vraiment tout dit ? n’a-t-il pas omis certain facteur ? n’a-t-il pas caché ou truqué certaines mesures ? etc.). Aucun discours au monde ne pourra jamais d’ailleurs nous donner une impression de complétude. Et cela pour bien de raisons, dont la plupart sont triviales : il y aura toujours des idées non envisagées, des points de vue non explorés… Mais aussi pour une raison fondamentale et nettement plus intéressante. Tout discours tenu dans le monde oublie toujours un détail de poids : que j’existe. Je prends, par exemple, la Critique de la raison pure de Kant. Oui, tout cela est fort bien construit. Kant a tenu compte d’un très grand nombre de choses, a répondu à peu près à toutes les objections qu’on pouvait faire à son système. Il n’a oublié qu’une chose : que quelqu’un comme moi, c'est-à-dire l’existant particulier que je suis, pût se présenter et se plonger dans l’ouvrage (à suivre).

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