Rendre la philosophie populaire.
22 Janvier 2011
Il y a des parts entières de philosophie que l’on peut s’injecter solitairement. On peut aussi les inhaler en compagnie d’autres amateurs. On se passe des citations, des interprétations, on conférencie, on débat comme des fumeurs se refilent un joint. Un climat singulier s’installe. Les choses bougent, vacillent, vibrent. Comme le dit Baudelaire des effets du haschich : « Les proportions du temps et de l’être sont dérangées par la multitude innombrable et par l’intensité des sensations et des idées. » (Du vin et du haschich)
Dans le cas de consommation de philosophie, on a le sentiment d’être de grands initiés, de partager quelque magnifique secret. Lequel ? On découvre, on sait désormais ce qu’est un sujet (ou plutôt on croit, on fantasme qu’on le sait). C’est là la grande affaire. La pratique philosophique courante et massive, au moins depuis Platon, consiste à se shooter à certaines formes de subjectivité, celles que procure le philosophe maître. Pendant des siècles et des siècles, les platoniciens se sont injectés de « l’âme » platonicienne. Les aristotéliciens se sont shootés à « l’intellect agent » aristotélicien, les stoïciens, au « principe directeur » stoïcien.
Ces espaces de sujet, ces lieux subjectifs peuvent enivrer par la richesse, la qualité, la rareté des formes d’expérimentation, par une forme d’aventure vécue que revêt la pensée. Ainsi, l’extase de Socrate dans le Phèdre ; célébrant l’amour, il évoque soudain un emboîtement de visions relatives aux voyages des âmes avant leur vie terrestre. Il est significatif de noter que ce périple des âmes n’a d’autre but, selon Socrate, que d’aller savourer quelque délicieuse substance, au-delà, de la septième sphère céleste. On ne saura rien de la nature de cette substance, si ne n’est que sa consommation rend juste, apte à produire bien, beauté et amour vrai.
Mais le moment est venu de poser la question : ce sujet, qu’est-ce ? C’est la question clé qui fera saisir le fond de cette affaire qui s’appelle philosophie. Elle nous fera enfin saisir la différence entre les deux rapports à la philosophie : créer ou consommer, penser ou simuler qu’on pense, philosopher ou faire de la philosophie. Notons pour commencer un fait absolument général. Ce que le philosophe nomme sujet (ou ne nomme pas ainsi – il peut lui donner d’autres noms ou renoncer à le nommer : ce sera l’innommé ou l’innommable de son système) est un éventail, une mise à jour de possibilités entièrement inédites, tranchant violemment sur toutes les opinions admises (c'est-à-dire sur ce que les hommes s’entendent à juger possible ou impossible). L’ensemble de ces possibilités sera en général nommée « vérité » par le philosophe. Comme le dit Badiou, la philosophie est ainsi « puissance de déstabilisation des idées dominantes, elle convoque la jeunesse aux quelques points où se décide la création continue d’une idée neuve » (Second manifeste pour la philosophie) (Juste une remarque en passant : rien à redire à ce bel énoncé, si ce n’est à remarquer que la « jeunesse » a toujours quelque penchant à s’enthousiasmer, qu’elle veut de la passion ou, à défaut, du fun ou du joint.). Le sujet naît donc dans une philosophie sous forme d’une annonce, de la bonne nouvelle qu’il y a du nouveau, en un sens absolument radical, en une forme absolument pure. Le philosophe peut expliciter généreusement ce nouveau ou se contenter de le suggérer : il le livre par bribes, ou en fait espérer l’éclosion pour bientôt.
Seconde remarque : le philosophe creuse dans son œuvre un espace, un abri où loger ces possibilités neuves (ou ces promesses de possibilités neuves). Avec quoi se construit cet abri ? Quelles briques ? Quelle matière ? Notons en passant qu’il n’est pas d’enquête philosophique plus pertinente que celle qui se ramène au plus insolent des matérialismes : quelle est la matière ? Quel est le processus matériel ? Le secret, l’astuce de fabrication ? Les réponses ne pourront être que très diverses. Précisément, les philosophes diffèrent par des manières différentes d’abriter les précieuses possibilités qu’ils mettent à jour. Du fantasme peut suffire (il reste à savoir de quelle matière est fait le fantasme…).
Le penseur peut fantasmer qu’il n’est pas de ce monde : il vit dans quelque domaine inaccessible au commun des mortels. Ainsi Sénèque : « Il s’est retiré à un trop grand intervalle du contact de choses basses pour que nulle force visible ne porte sa violence jusqu’à lui » (De la constance du sage). Ou Marc Aurèle, définissant ainsi la philosophie : « Elle consiste à garder son démon intérieur à l’abri des outrages, innocent, supérieur aux plaisirs et aux peines. » Notons que Marc Aurèle identifie l’habitant de cet abri : un « démon ».
Le philosophe peut aussi opter pour une bonne dose de silence : il laisse entendre qu’il ne livre pas tout, qu’il se tait peut-être même sur l’essentiel. Ainsi Nietzsche dans la préface de 1886 à Humain, trop humain : « On ne reste philosophe qu’autant qu’on… garde le silence. »
Enfin, autre possibilité, le philosophe peut travailler la langue : il se façonne un idiolecte à la manière de Heidegger. En parlant dans une langue qui n’appartient qu’à lui, il opacifie (et abrite donc) ses précieuses pensées. C’est sans doute ce qu’il faut entendre par cette déclaration de La Lettre sur l’humanisme : « Le langage est la maison de l’Être en laquelle l’homme habite et de la sorte ek-siste, en appartenant à la vérité de l’Être sur laquelle il veille. » Suggérons en passant une conséquence intéressante de notre hypothèse. Puisque ce langage est celui-là même de Heidegger (redonnant certes tout l’éclat de leur parole aux poètes et aux premiers penseurs grecs), l’habitant n’est ici que Heidegger lui-même, en l’occurrence livré à une étrange occupation : « ek-sister ». Cela rejoint ce que nous avons déjà remarqué dans une note précédente : une philosophie est une construction à usage strictement privé.
Nous pouvons maintenant répondre à une question très utile pour notre enquête : comment distinguer la création philosophique du deal philosophique ? Un authentique philosophe mène en effet conjointement les deux opérations : il crée de la philosophie (à son usage exclusif) et la transforme en substance narcotique (pour les autres, les consommateurs). Il crée d’une part un lieu pour sa jouissance (nous verrons plus tard en quoi elle consiste, de quoi elle est faite), d’autre part il l’enveloppe, la densifie, l’opacifie pour les usages externes. Très exactement, il élabore un aspect extérieur de sa jouissance, il fait que celle-ci acquière un aspect objectif, condition indispensable pour qu’elle soit consommable par d’autres. Certes, devenue objet de consommation, la jouissance originaire n’est plus que l’ombre d’elle-même. Mais c’est précisément ce que cherche le philosophe : ne livrer qu’une ombre de sa jouissance, un semblant de son ivresse. Et c’est aussi précisément ce qui caractérise l’effet narcotique d’une substance : n’être que semblant de jouissance. Tout ceci tourne bien sûr autour d’une évidence : dans l’abri philosophique, au cœur donc de l’expérience de sujet, on expérimente une certaine jouissance, jouissance qu’il n’est jamais question de livrer (à suivre).