8 Octobre 2012
Une oeuvre philosophique est portée, elle est portée par un élan. Elle ne parle pas expressément de cet élan. D'ailleurs, le pourrait-elle? Peut-on être projeté et avoir toute la lucidité requise pour penser ce que l'on projette en avant ? Il y a tant de concepts, de thèmes, de problèmes à éprouver, pour qui se sent porté par sa propre pensée. Mais il y a ici un phénomène remarquable : l'impulsion initiale s'invite dans le mouvement qu'elle induit.
C'est sans doute le propre de la pensée. C'est le phénomène déconcertant qui produit cette propriété elle-même déroutante : penser. On pense quand on se représente un mouvement en avant, qui enchaîne idées et images, et quand la cause de ces enchaînements transparaît dans la chaîne même des idées et des images.
Par exemple, qu'est-ce que penser à quelqu'un? C'est tomber dans une association de choses vécues, de profils, de silhouettes, de mots prononcés. Mais la chiquenaude qui produit le flot associatif, et d'ailleurs aussi le colore, le tourmente, le tord en telle ou telle direction, n'est pas elle-même une pensée constituée, une pensée de la chaîne des pensées. Cela peut être par exemple un choc reçu. Je l'ai vu hier, il n'avait pas l'air d'aller bien. Cela m'a rempli de perplexité. Aujourd'hui, j'y repense. En fait, aujourd'hui, je développe cette capacité qui s'appelle penser. Je pense à lui. J'y pense sous l'effet de la secousse que fut notre rencontre.
Penser à quelqu'un, cette possibilité ne peut s'élucider qu'en examinant des enchaînements d'idées, d'intuitions qui me tombent dessus à l'improviste. Husserl commet une grande erreur dans ses Médiations cartésiennes : il cherche à constituer la figure d'autrui à partir des seuls contenus d'un ego, en oubliant toutes les circonstances subreptices qui peuvent nous faire penser à quelqu'un. Il m'est impossible de penser à quelqu'un, si je ne vois pas jaillir des choses qui me le rappellent; et cela est impossible à son tour si une impulsion vitale, concrète, brûlante ne s'invite, qui n'est trouvable dans aucun stock de pensées. Elle n'est pas détectable, elle n'est pas observable en elle-même, parce que précisément elle me permet de mobiliser des pensées visant autrui. Elle est une impulsion qui me vient d'une chose faite ou non faite, d'un malaise ou d'une joie, d'une surprise ou d'un accroc.
Penser à autrui est une possibilité qui naît de mon rapport accidenté à lui ou, si l'on veut, du fait que ce rapport est toujours surprenant, chaotique, tourmenté. Levinas, de son côté, commet une erreur symétrique de celle de Husserl. Celui-ci supposait que la figure d'autrui peut être profilée dans un ego, sous forme d'une structure spéciale, qui était la "transcendance dans l'immanence". Levinas voit d'emblée autrui comme une transcendance qui me soumet, m'écrase, m'appelle à la responsabilité. Husserl : trop peu d'autrui, Levinas : trop d'autrui. Les pensées philosophiques sont ainsi : toujours tentées par l'absolu et l'excès.
La vérité est plus simple, mais aussi plus subtile. Je ne peux penser à autrui que parce qu'il est, en moi, un déclencheur de pensées, une impulsion, un accident perpétuel qui invite à l'évoquer, qui s'invite dans ma pensée et, par là même, la déroule. Pour finir, je ne peux penser à autrui que dans la mesure où il est ma drogue, où je suis à son égard dans un état d'addiction catastrophique. Entendons-le en deux sens : j'ai un besoin pathologique de penser à lui, mais je ne peux y arriver que par quelque injection : un soudain malaise à le voir, quelques mots qu'il a prononcés, un regard qu'il m'a jeté. Autant de chocs qui s'invitent et que je n'aurais pu provoquer ou invoquer. Et l'injection d'héroïne n'est ici que le trait aigu de l'existence. Non pas ce vague "vécu" dont les philosophes nous lassent. Mais l'incongruité insurmontable de l'existence, son goût de trait net, d'accident et, pour tout dire, sa saveur de totale absurdité.
Cela peut se généraliser à toute pensée. On ne pense jamais que par incitation à le faire. Elucider une pensée, c'est toujours remonter à la turbulence qui la porte. Cette turbulence n'a pas à être imaginée, supposée, construite. Elle est visible, comme le mouvement même qui lance la pensée. Elle se tahit à ceci qu'elle est inattendue, qu'elle renvoie à de l'intrusion, du choc, de la rencontre, de l'injection.
On pense parce qu'on est drogué par le trait net et incongru de l'existence. On pense parce qu'on se ressent d'exister, ou parce qu'on se ressent de l'existence d'autrui. Dans les deux cas, c'est la fulgurance qui est en jeu. Que j'existe, que tu existes, cela fait penser par brusques montées de pensable. Cette structure générale de la pensée se lira nécessairement dans toute philosophie. Pour en prendre une au hasard, on verrait aisément que toute la Monadologie de Leibniz se ramène à un flot d'idées, poussé en avant par une entrée en force dans le texte leibnizien, des "fulgurances de la divinité". Les Monades en effet, dont l'ouvrage tout entier nous parle, sont les vecteurs de constantes fièvres énergétiques de Dieu ou, si l'on veut, d'adrénaline philosophique.
Nous pourrions penser que nous ne savons pas qui est ce Dieu leibnizien, ordonnateur, mathématicien, artiste, pris de spasmes ontologiques. Mais nous pouvons sans difficulté deviner qu'il nomme le trait soudain que trace une existence. Cette soudaineté est à penser à deux niveaux : celui de l'effet même de l'existence, qui raye l'être comme un éclair dans un ciel d'orage, celui de chaque occasion de rencontrer le phénomène de l'existence. Chaque occasion de toucher à de l'existence, comme l'a si bien montré Clément Rosset, est comme une électrocution. Cela nous laisse étourdis, sans aucune idée claire à l'esprit, mais avec une terrible envie d'en dire quelque chose. Ajoutons juste que c'est bien là l'effet de la drogue : flash, vertige, puis enchaînements vigoureux dans les pensées, dans l'attention au monde.