27 Janvier 2011
On peut parler d’un effet narcotique de la philosophie quand elle offre d’user, de consommer des expériences de sujet. C’est la philosophie que l’on échantillonne, glose, enseigne. On se passe des bouts de cet être-sujet que les philosophes mettent en place ; cela emporte, stimule, plonge dans un état second, favorise la toxico-philo-manie. Mais il n’y aurait pas d’états seconds sans un état premier, originaire. Si 99 % d’une philosophie procure des états seconds, 1% concerne un état originaire. Il nous faut maintenant cerner ce dernier. C’est un type de jouissance, puisque son semblant, son ombre, en est une. Le junkie jouit d’une jouissance simulacre. Quelle est alors la jouissance modèle, celle qu’il se borne à ne pas atteindre ? Elle concerne l’existence. Un état particulier de l’existence que l’on pourrait exprimer par l’arrivée, l’arrivée quelque part.
Le thème de l’arrivée de quelqu’un quelque part est bien sûr le plus répandu et le plus créateur de nouveautés, aussi bien dans la littérature que dans le cinéma. Dans le film de Kubrick : Shining (d’après un roman de Stephen King), on assiste à l’arrivée de Jack (Jack Nicholson), de sa femme Shelley et de son fils Danny dans un l'hôtel isolé au fin fond du Colorado. Jack est un écrivain, visiblement en panne d’inspiration. Il se présente pour occuper le poste de gardien. Le caractère extraordinaire de l’édifice est très vite suggéré : des apparitions terrifiantes hantent les lieux (elles se montrent d’abord à l’enfant, Danny). On apprend que le précédent gardien a tué sa femme et ses deux fillettes à coups de hache. Jack, lui, est inspiré. Il tape avec entrain sur sa machine à écrire. Une tempête de neige se déclare qui isole encore plus l’endroit. On s’aperçoit que Jack tombe progressivement sous l’emprise du lieu, emprise qui se mue en véritable possession. Son arrivée a déclenché deux séries d’actualisations, deux séries de réalisations de possibilités dormantes : le lieu se révèle fantastique et on voit naître chez l’écrivain des tendances maléfiques et criminelles. Armé d’une hache, il poursuit sa femme pour la trucider. Il traque son fils dans un labyrinthe de verdure, suivant ses pas dans la neige. La mère et l’enfant réussissent à s’échapper, laissant Jack, congelé, pris à jamais dans ce lieu surnaturel. Tout indique que cet endroit était pour lui, qu’il le réclamait et que Jack a donc répondu à l’appel. Ce qui frappe le plus dans ce film est la puissante jouissance mauvaise qui se lit continuellement sur le visage de Nicholson.
Quel rapport avec la philosophie, avec ce qui se passe dans son cœur et en constitue le foyer originel (la cornue où s’élabore la formule philosophie) ? D’abord une vague analogie. On a d’une part Jack, un personnage normal, avec des soucis et des jouissances ordinaires et, d’autre part, un monde de possibilités surnaturelles actualisées, avec fantômes et pulsions meurtrières. Dans une philosophie, on a la même situation extérieure : un bonhomme en tout point quelconque (mettons Kant) et un monde de possibilités surnaturelles décrites dans ses livres (chez Kant, le jugement synthétique a priori, le domaine transcendantal, la personnalité morale, et j’en passe). Qu’est-ce qui permet ce passage ? Où est l’opérateur de cette incroyable performance ?
Une histoire philosophique nous aidera à le comprendre. Dans le Phèdre, Platon relate une situation qui a la même structure que Shining de Kubrick. On voit Socrate se promener avec Phèdre dans la campagne athénienne. Ils bavardent et plaisantent. Ils cherchent un lieu tranquille pour lire un discours de l’orateur Lysias. Or voici qu’ils parviennent à l’endroit qu’ils se sont choisi. Socrate tombe sous le charme. Ils sont au pied d’un haut platane, au bord de la rivière Ilisos ; un tapis de verdure s’étend, une source coule au pied de l’arbre. Un vent léger agite feuillages et fleurs, les cigales chantent. Socrate remarque que le lieu est consacré aux Nymphes ainsi que l’attestent figurines et statuettes disposées autour de la source. Comme dans Shining, nous comprenons que nous venons d’arriver dans un lieu extraordinaire. Quel effet aura-t-il sur ceux qui l’abordent ?
Ils entreprennent d’abord, sans trop d’émoi, de faire ce qu’ils s’étaient proposé : lire et commenter le discours de Lysias. Mais on s’aperçoit que Socrate est progressivement possédé par les esprits du lieu. Au début, cela ne porte pas à conséquence. Il s’amuse à pasticher le style des orateurs dans un discours de sa composition (comme Jack commence par se remettre à sa littérature). Mais les effets de la possession deviennent irrésistibles. Socrate cherche alors à fuir l’endroit ; il y revient sous l’ordre de son démon intérieur qui vient lui-même de se réveiller. Le philosophe réalise qu’il a tenu des discours qui n’étaient pas en accord avec ce lieu surnaturel. Il se propose donc de tenir des discours vrais, des discours qui résonnent, consonnent avec la nature fantastique du lieu. Il se lance dans la plus vertigineuse des évocations : il raconte un voyage céleste des âmes, auriges conductrices de chars à deux chevaux ; elles vont quérir au septième ciel une mystérieuse matière dont elles font leur festin et leur délice.
Il est clair que l’on nous parle ici d’une jouissance sans commune mesure avec les jouissances ordinaires. Il resterait à savoir ce qui la provoque. Cela nous aiderait à comprendre de quelle nature est cet opérateur qui a si bien transformé Socrate, l’homme ordinaire, en Socrate l’extraordinaire et heureux visionnaire. Un indice précieux nous met sur la voie. Si l’on lit attentivement cette série très longue et très embrouillée de visions célestes, on en découvre tout à coup le prétexte : relater l’arrivée au monde du philosophe (autrement dit, pour Socrate, il s'agissait de monter quelque histoire rocambolesque qui n’ait d’autre vertu que de faire ressortir le fait merveilleux de son existence).
L’affaire déborde certes de circonstances inouïes, mais voici à peu près à quoi elle se résume. Les âmes s’agglutinent au plafond du septième ciel – comme un amas de mouches sur du miel. L’une après l’autre, elles finissent par perdre leurs ailes et dégringolent jusqu’à tomber dans un corps (ce qui s’appelle « naître »). On pourrait croire qu’on nous raconte ici une aventure à portée très générale, du genre : « Écoutez la belle histoire : nous autres les humains, nous existons ; voyez quelle merveilleuse épopée que d’exister ! Il y a une affaire de miel, de miel premier et originaire que vous ignorez… Ecoutez-la ». Oui, il y a un peu de ça. En fait, pas tout à fait. Et même pas du tout. Car l’immense majorité des âmes n’a pratiquement rien vu, rien goûté. Elles dégringolent du ciel sans rien savoir du fin mot de la jouissance originaire. Mais tout est différent pour le philosophe. Son âme a presque tout vu, presque tout goûté de cette jouissance d’avant les jouissances. Elle ne tombe qu’une fois raisonnablement repue et heureusement lestée.
On a donc l’idée suivante dans les visions de Socrate : le philosophe est projeté vers l’existence à partir d’une jouissance originaire. Sous cette forme, c’est évidemment incompréhensible. Mais si l’on inverse, on comprend tout : le philosophe est projeté vers une jouissance hors normes (à goût de fantastique) par le fait de son existence. L’idée est assez subtile. Il faut quelque temps pour la saisir. Le philosophe voit son existence comme un charme, un sortilège. Il est, parce qu’il existe, auto-envouté. Son existence devient le noyau des expériences subjectives dont il tisse sa philosophie.
On comprend pourquoi ces espaces à vivre qu’il propose sont toujours tissés de possibilités inédites, maudites, surnaturelles, « transcendantales ». Il n’est pas en effet de philosophe qui ne conçoive son existence comme fantastique. Comme Jack réveille un fond surnaturel dans le lieu où il pénètre, le philosophe voit sourdre un inédit terrible dans le monde où il pénètre. Shining est donc le scénario quelque peu complet de la constitution du sujet philosophique (sauf que ce scénario paraît hésiter : le fond maléfique est-il révélé dans le lieu par l’arrivée de Jack, ou est-ce le lieu plutôt qui le révèle chez Jack ? – dans une philosophie, c’est toujours le premier cas qui vaut).
On comprend aussi pourquoi ces expériences subjectives ont des effets seconds, narcotiques. Elles miment des accès à l’être, des entrées dans le monde (ou les arrière-mondes), en ne laissant transparaître que le fantastique de l’accès au monde et à l’être et non le caractère fantastique de ce qui accède (le philosophe envoûté par son existence). Mais le toxicomane ne s’y trompe pas tout à fait : il sait obscurément que dans les expérimentations subjectives qu’il goûte, son propre accès à l’être, sa propre fantastique existence est approximativement figurée. S’il ne philosophe pas lui-même, il a au moins le calmant de sa frustration : il est philosophé. (à suivre)