23 Juin 2021
Nous n'avons pas encore abordé la question de la conscience de soi. Nous nous sommes bornés à tenter de dire des mots sur la conscience du monde, mais nos efforts ont été insuffisants, ils étaient même ridicules.
Car dira-t-on un mot qui tienne la route à propos de la conscience que j'ai actuellement, de la rue avec les passants et les bruits divers et les incidents divers depuis ma terrasse de Paris ? Éclairera-t-on ce qui se passe exactement ?
David Chalmers, qui a pourtant eu le mérite de remarquer qu'il y avait un « problème difficile » de la conscience, n'a pas été très loin, hélas, à l'heure de dégager la vraie difficulté (David Chalmers, « Facing Up to the Problem of Consciousness », 1995 Journal of Consciousness Studies).
Soit dit en passant, Chalmers suppose qu'il y a aussi des problèmes « faciles » de la conscience : la perception, le discours, le raisonnement logique, l'intégration d'informations... Quelle ingénuité ! Vu l'ampleur du problème « difficile », compte tenu de son immense difficulté, il n'y a vraiment plus rien de « facile » à comprendre dans le phénomène et la possibilité de la conscience.
La critique que l'on pourrait adresser à Chalmers, et à toute l'école dont il est l'initiateur, porterait surtout sur la mise entre parenthèses de la plus grande difficulté qui soit : comment se fait-il que je puisse prendre conscience de moi, par exemple, maintenant, appuyé à la balustrade de la terrasse et observant la rue ?
Il faudrait dire un mot sur cette manie des philosophes de langue anglaise. Ils sont saisis par le démon de l'explication. Ils doivent absolument tout expliquer, et s'ils n'y arrivent pas, ils font des listes d'explications : empiriste, intuitionniste, rationaliste etc.
Je ne vois pas comment on pourrait s'en tirer, pour rendre compte de la conscience actuelle de soi, sans supposer que l'on a un énigmatique pouvoir de coïncider avec ce que l'on est en train de faire, de vivre, ce qui revient à une coïncidence avec soi... Elle est possible, puisqu'elle est effective. En ce moment, je suis bien en train de coïncider avec moi regardant la rue.
Mais sait-on à quoi je fais face ? Pour cela, il faudrait pousser vers la question : que suis-je ? Et j'ai beau me torturer l'esprit, je ne vois pas pas d'autre issue que de me demander : de quoi suis-je fait ? Et ainsi : quelle est ma substance ?
Une seconde après le Big Bang, il y a 13,8 milliards d'années, ont été produits, en un instant, tous les atomes d'hydrogène de l'univers.
Tous nos atomes d'hydrogène à nous (et nous en avons beaucoup dans nos organismes) ont cet âge. Le point à souligner est qu'ils sont nés, ils ont une date de naissance.
Il y a une dizaine de milliards d'années, une étoile dans notre zone de la galaxie, moyennement massive, a disséminé le carbone présent dans les chaînes de la vie. Je suis fait, comme vous, de ce carbone.
Deux ou trois milliards d'années plus tard, une étoile plus massive a explosé à son tour, dispersant, dans un nuage gigantesque, les atomes de fer, de magnésium, de silicium, de soufre dont nous sommes composés, nous la Terre, nous les animaux, nous les humains.
Nous sommes des êtres capables de pensée et de conscience de nous-mêmes, mais c'est en premier lieu parce que nous sommes faits d'hydrogène, de carbone, de fer, de magnésium, de silicium, de soufre.
Je me permets un saut dans le temps de quelques autres milliards d'années, et je saute par-dessus l'événement dont est née la vie. J'avance très vite dans des successions faites de centaines de millions d'années. Mais je voudrais juste m'arrêter un instant pour méditer à toute vitesse : des centaines de millions d'années !...
Toumaï est l'un de nos ancêtres. Ses restes ont été découverts en 2001 en Afrique centrale par une équipe dirigée par Michel Brunet. Toumaï vivait il y a sept millions d'années, dans une forêt, sans doute en bordure d'un lac.
Lucy a vécu il y a 3,2 millions d'années. Elle mesurait un peu plus de 1,10 m, pesait 25 kg. Ses ossements ont été mis au jour en Éthiopie, en 1974, par une équipe de préhistoriens dont le Français Yves Coppens. Ce petit être fragile savait découper, avec des galets taillés, les carcasses d'animaux morts, elle était sans doute charognarde. Elle n'en était pas moins une habile grimpeuse et aimait la sécurité des arbres.
C'est une chance que l'on ait pu retrouver les restes de Lucy et qu'ils nous aient parlé abondamment d'elle, de sa vie, de son environnement. Yves Coppens a pu même faire quelques conjectures sur sa mort (voir l'extraordinaire film : L'Odyssée de l'espèce).
S'il vous plaît, arrêtons-nous un instant. Je sais bien qu'il faudrait faire défiler en esprit d'autres millions d'années pour arriver à moi, sur la terrasse, observant le soir tomber sur Paris.
Cette coïncidence avec l'être que je suis n'est possible que du fait que je suis une substance. La substance, nous l'avons vu, est le fond de l'être. Il me faut de toute nécessité un fond. Si la coïncidence se fait, c'est parce que la substance peu à peu s'est produite, au cours de milliards et de millions et de milliers et de centaines d'années.
Mais, dans le même temps, elle est devenue, à cause d'une infinité d'apports, à jamais inaccessible. Coïncider avec un inaccessible, c'est cela la conscience de soi.