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LA PHILOSOPHIE CHEZ GERMINA

Rendre la philosophie populaire.

J'insiste : qu'est-ce qu'un sujet?

  

 

Après agrandissement, la photo de la Terre prise par Voyager 1 en 1990 a presque fait disparaître notre planète. Mais le petit "point bleu pâle" (Carl Sagan) est toujours visible. Je rappelle que nous sommes ici à 6,4 milliards d'années du lieu de notre habitat.

    Redisons-le : des formations neurologiques, des déterminations culturelles et sociales (que l'on peut exprimer, comme Foucault et comme bien d'autres, par le terme de « subjectivation ») nous préparent de loin, peut-être de très loin si l'on fait entrer en compte l'évolution biologique, à être des sujets et des être capables de parler en première personne. Il est sans doute très difficile de comprendre ces processus, mais a priori rien ne nous interdit de penser que nous pourrions au moins croire les comprendre (un jour). Oui, sans doute, un jour viendra où philosophes et scientifiques, estimeront avoir compris. Sauf qu'ils n'auront rien compris du tout, parce qu'ici toute théorie scientifique trouve sa limite.

   Il y a en effet une très grande différence entre élucider les conditions de possibilité d'une propriété humaine (comme, mettons, la parole, la soumission ou la croyance) et en comprendre la réalité, c'est-à-dire l'actualisation. En mettant l'accent sur l'actualisation (c'est-à-dire sur le fait que cela se passe réellement et non pas seulement sur l'évidence, peut-être embarrassante aussi à sa manière, que cela soit possible), nous approchons ainsi davantage de l'énigme de la conscience et du moi qu'en cartographiant des zones du cerveau dites zones de la sensation, de la représentation ou de la conscience (comme le fait Antonio Damasio dans L'autre moi-même : les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions, Odile Jacob, 2010)

   Pour aller maintenant le plus directement possible au cœur de la question, il faut dire ceci : il faut être Moi pour comprendre réellement (actuellement) ce qu'est un moi. Il conviendrait d'ailleurs de dire la même chose de la conscience : il faut être Moi pour saisir à plein la capacité que donne à l'être humain une conscience ou une conscience de soi. Si je n'étais pas déjà Moi et le ressentais fortement, il n'y aurait d'ailleurs rien à comprendre dans toutes ces choses. Quand ici je dis Moi, je me réfère à l'individu qui écrit ces lignes.

   Il y aurait tant à dire sur la timidité, non, le mot est trop faible, sur la véritable terreur qui s'empare de tous ceux qui écrivent sur la conscience, la parole, l'ego, la subjectivité, les valeurs, la liberté (bref, sur tout ce qui compte) à l'idée d'avouer l'importance paradigmatique pour eux (et donc pour tous leurs discours) de leur moi. Pourtant, de très grands penseurs ont entrouvert une voie qui prend en compte le moi personnel : Socrate, Montaigne, Descartes...

   J'espère ne pas devenir trop pédant et jargonneux si je suggère l'importance de la rétroaction dans la connaissance et la compréhension de soi.

   À vrai dire, je vois deux rétroactions primaires, primitives, créatrices. La première se produit dans un sens, et le fait qu'elle puisse se produire en sens contraire n'a rien d'énigmatique, comme je vais essayer de le montrer. Maintenant, la seconde rétroaction que je vais tenter de décrire par la suite avec toute la précision possible est énigmatique, elle est un défi pour la pensée humaine en général (elle est sans doute à tout jamais hors du champ de la science).

    Commençons par définir ce terme de rétroaction. Il s'agit du processus qui permet à un effet d'agir sur sa propre cause. Par exemple, si j'exprime à quelqu'un un sentiment (de colère, de déception, d'admiration...), il est inévitable que mon expression revienne sur le ressenti pour le transformer, la cause qui me fait exprimer se métamorphose quasiment en s'exprimant. À cause du fait que j'ai fait part de ma déception à quelqu'un (effet), ma déception (cause) change de nature.

   L'effet que j'ai produit revient sur la cause que j'ai fait agir (ma déception). Curieusement, je suis moins déçu quand j'ai fait part de ma déception à quelqu'un. Je néglige, comme vous pouvez le constater, le conflit avec autrui que je puis déclencher dans un tel processus. Ce qui m'importe est véritablement que j'aie changé dans l'acte même de m'exprimer.

   Cette première rétroaction est très facile à comprendre et elle s'effectue quotidiennement. On peut dire quelle n'a rien a priori de mystérieux. Je pense que tout le monde aura en tête de quoi illustrer ce phénomène dans la relation humaine. Mais il est d'une grande importance théorique : il me conduit irrésistiblement à la conclusion suivante : je puis changer effectivement dans ma relation avec autrui, et grâce à celle-ci et, d'une façon qui est certes paradoxale, mais non énigmatique, avoir par là la conviction très profonde que je reste le même.

   Cette impression très forte d'un moi qui change (passant par exemple de la colère à la compréhension, de la tristesse à la joie) tout en restant identique à lui-même fait de moi une substance. Aristote est l'inventeur de cette notion (qu'il nommait ousia), mais beaucoup d'autres philosophes (Descartes, Thomas d'Aquin, Leibniz...) l'ont reprise.

   Je n'ai aucune envie de me lancer dans des commentaires sur cette notion, qui ne conduiraient qu'à des chamailleries philosophiques pointilleuses et compliquées (qui ne sont pas inutiles, mais font perdre beaucoup de temps). Je préfère insister sur le fait que Descartes l'a utilisée à fond, qu'elle est le fondement de toute sa pensée (et franchement, pour moi, et pour quiconque je l'espère, ce n'est pas rien). Descartes définit l'être qui peut dire « je », et par là « je pense », « je sens », « je veux », comme une « substance pensante », qu'il nomme aussi « moi », « esprit », « âme », « entendement »...

   L'important demeure ceci : non seulement je peux rester le même malgré les changements qui m'affectent, mais surtout je reste le même parce que je suis affecté continuellement de changements. Cela peut paraître paradoxal mais, d'une part cela correspond à l'immense acquis conceptuel aristotélicien qu'est la « substance », d'autre part cela coïncide adéquatement avec notre vie de tous les jours.

   Cette impression invincible que je reste le même, alors presque tout se modifie en moi, vient, comme j'ai essayé de le montrer, d'une rétroaction que je peux opérer à chaque instant sur moi-même. Je reviens sur moi-même et je me trouve toujours autre à quelque degré, et pourtant toujours le même à un degré absolu. Ne soyons pas trop dogmatiques ici : il arrive aussi aussi que je me sente désespérément le même malgré tous les événements qui pourraient me bouleverser. Mais cela n'est qu'une confirmation de plus que je suis bien en effet une substance.

   Certes, l'idée d'une substance à laquelle je pourrais m'identifier (parce que mon corps reste le même, ma personnalité la même, malgré les modifications) est métaphysique et à ce titre elle n'a cessé d'être attaquée par les philosophes qui refusaient la métaphysique (Hobbes, Hume, Nietzsche, Heidegger, Wittgenstein...). Cependant cette idée est mon point d'ancrage, quelles que soient les protestations des post-métaphysiciens et post-modernes (ceux qui voudraient établir une pensée au-delà de la métaphysique et qui sont les tristes triomphants d’aujourd’hui).

   Désolé d'avoir à le dire, à tous les post-métaphysiciens et à tous les post-modernes, j'éprouve mon Moi comme une substance au sens le plus métaphysique qu'il me soit possible. Et donc, vous trompez tragiquement tous. Pourquoi ? Parce que Je parle, Je pense depuis le phénomène que Je suis, et que Je suis le premier juge en ce qui concerne l'origine de Ma parole ou de Ma pensée.

    Cet argument que je viens d'employer (Je suis le premier juge, et ainsi le plus à même de décider sur mes caractères substantiels) je serai amené à l'employer souvent. Dès à présent, permettez-moi d'adresser un message aux héritiers du post-modernisme, de l'heideggerianisme, du second Wittgenstein, du néo-positivisme : « Revenez vite à la métaphysique si vous voulez retrouver l'ambiance de la vérité. »

   Maintenant, intéressons-nous au deuxième moment de la rétroactivité dont nous n'avons souligné que le premier aspect.

   Lorsque je dis « Tu » à quelqu'un, cela peut avoir lieu dans d'innombrables circonstances, sans que cela me pose un problème particulier. Mais c'est tout simplement parce que je ne suis pas toujours à la hauteur. Avouons-le : je suis très rarement en adéquation avec ma propre formulation : je dis « Tu » à quelqu'un.

   Et cependant, malgré mon inconscience et mon absence totale de souci, je m'attends nécessairement à ce que l'autre me dise « Tu » à son tour.

   C'est le deuxième moment de la rétroaction. Mais il est différent, il est bouleversant. Quand l'autre me dit « Tu », alors je suis projeté, comme vers un univers inconnu, vers le Moi qui est mien. Je prends conscience que Moi n'est pas ce que j'aurais pu croire dans un premier temps, un simple mot jouant une fonction linguistique et grammaticale et destiné à me désigner comme n'importe quel objet du monde. Quand autrui me dit « TU », je reçois en pleine face l'évidence que le « Moi », le « Je » sont un nom propre, ils deviennent mon nom particulier et exclusif.

   Ces termes, « Moi », « Je », qui peuvent devenir à tout moment des noms propres, n'ont jamais été considérés avec attention par les logiciens (je pense en particulier à Saul Kripke, La logique des noms propres, ouvrage que j'admire par ailleurs).

   Je dis, à mon tour, « Tu » à celui qui me parle. Mais dans ce cas, je ne puis le faire réellement qu'avec une intensité singulière, une sorte de projection qui attribue à autrui ce que j'ai de plus exceptionnel et de plus incompréhensible : cette capacité de dire moi-même « Moi », « Je », en comprenant, du moins en saisissant, comme dans une esquisse, la troublante faculté que j'ai de le dire. Sinon, je ne dirais pas « Tu » avec vérité et efficacité, je me contenterais de suivre, d'une part, des règles grammaticales et sociales, d'autre part je me conformerais à des codes fort peu problématiques et très conventionnels de la relation sociale. Cela est absolument impossible dans les cas où « MOI » et « TOI » s'affrontent dans un différend quotidien.

   Mais que signifie exactement la découverte inattendue que « Je » est un nom propre ? Les logiciens qui tentent de construire une logique du nom propre, rencontreront forcément une difficulté formidable avec le propre du « nom propre ». La plupart s'arrangeront pour la passer, plus ou moins, sous silence. Pourquoi ? Parce que le propre, en ce qui concerne le nom propre, n'a son sens plein qu'à la condition qu'il s'agisse du soi en propre, c'est-à-dire de leur propre soi, à eux les logiciens, à eux les scientifiques, à eux les philosophes.

   Nous trouvons ici une situation où toute logique est mise en défaut, parce qu'elle devrait prendre en compte ce qui n'a rien de logique : l'existence de quelqu'un de totalement inattendu qui peut dire « Moi ». Et comme meilleur exemple, je ne puis que me proposer : « Moi ».

   Mais si « Moi » est mon nom propre, toute construction théorique, qu'elle soit, logique, psychologique, sociale ou cognitive s'effondre. Qu'est-ce, en effet que de s'estimer, avant toute autre chose, être « Moi » ? C'est avouer la contingence absolue qui nous a permis d'être là, et dès lors se prévaloir, comme si c'était une sorte de privilège, de l'improbabilité fantastique d'être là.

   Il y a trop de gens, parmi ceux qui ont une parole officielle, médiatique, parmi les écrivains à succès et les artistes cultes qui disent « Je », « Moi », avec une naïveté insupportable, et une insolence encore plus insupportable. Dire « Je pense que », si l'on n'est pas à la hauteur d'un Descartes (c'est-à-dire si l'on n'a pas sous la main une pensée forte qui légitime l'emploi du « Je »), est totalement pitoyable. Certes, dans la vie quotidienne, en privé, on peut dire « Je » sans en avoir aucune honte. Il n'est donné à quasiment personne d'être à la hauteur de Descartes.

   Mais dans la sphère du « public », c'est un scandale, qu'il est temps de dénoncer. Nous souffrons trop, terriblement trop, je le répète, de ceux qui disent « Je » avec un sentiment totalement injustifiable (parce que non réfléchi et problématisé) et, de plus, nettement insolent, quand ils disent « je pense que » et qu'ils s'autorisent à proposer des changements sociaux, économiques, politiques. Il est temps que cesse cette ambiance quasiment sacralisée de salon que sont devenus les médias, où l'on parle en son nom propre sans jamais se poser la question de ce qui est propre.

   Je reviens sur cette rétroaction (au second sens). Si je n'ai pas été assez clair, je précise. Il s'agit avant tout d'une découverte. La découverte que mon phénomène n'est pas anonyme, mais porte un nom, la découverte que « Je » est mon nom propre primordial. On pourrait en cette occasion parler d'une condition transcendantale de l'emploi du mot « je » : je ne peux dire « je » que si, d'une manière transcendantale, et d'une manière qu'il m'est impossible d'éviter, je m'appuie sur mon propre Je, ce qui veut dire ma propre apparition dans le monde.

   « Transcendantale » : expliquons. Prenons-le dans le sens kantien : c'est ce qui pose a priori la condition de quelque chose.

   Chez Kant, comme je viens de le rappeler, le transcendantal est toujours a priori. « A priori » veut dire simplement en latin « avant ». Chez Kant, l'emploi du « je » est purement transcendantal, ce qui veut dire qu'il est la condition d'avant, la condition de priorité, purement formelle, pour pouvoir penser, avoir des représentations, organiser son monde empirique ou rationnel selon des catégories ou des concepts. Le « je » ne serait que la condition formelle et antécédente (transcendantale) de toutes nos représentations. En termes accessibles, cela veut dire que rien ne peut être au monde à titre de représentation s'il ne l'est d'abord pour moi. (ou pour quelqu'un qui peut dire « je », si l'on veut généraliser. La pensée, la connaissance ne fonctionnent que parce que je dis « je ». Mais cette condition ne dirait absolument rien de ce « Je », ce « Moi », autrement dit absolument rien de ce que je suis réellement et actuellement.

   La thèse de Kant revient à dire que, si je puis bien avoir des données empiriques innombrables sur le « moi », je n'ai pas pour autant une connaissance véritable, effective, sur le fait même de dire « Je », je suis soumis au contraire à une condition transcendantale de dire « je » et je n'ai, dès lors, aucune connaissance directe (« nouménale », dirait Kant dans ce cas), de l'être qui dit Je.

   Et pourtant, à chaque moment, chaque jour, j'ai l'occasion de me demander : « Mais qui suis-je en fin de compte, Moi qu'autrui désigne comme Tu » ?

   Mais Kant exclut toute expérience effective et féconde en connaissances imprévues du champ transcendantal de la pensée humaine (du moins dans son ouvrage le plus célèbre et le plus commenté : la Critique de la raison pure).

   En ce concerne le transcendantal, selon Kant, je ne puis rien connaître en dehors de pouvoir faire le point sur les conditions transcendantales de penser, vouloir etc. Ce qui signifie : je peux toujours dire « je », « je vois », « je pense », « je veux » mais cela n'indique rien d'autre que la condition formelle de ma pensée : il faut bien un « je » pour voir, pour penser, pour croire (condition formelle et transcendantale, dans les termes kantiens). Mais ce « je », qui est une condition, n'est pas un objet de la connaissance humaine.

   Longtemps, cette thèse kantienne m'a mis dans l'embarras. Comment se pourrait-il que l'on n'ait aucune connaissance effective et digne d'être enrichie à l'infini, sur la condition qui nous permet d'être des sujets, la capacité (ou l'évidente spontanéité) qui permet de me référer à Moi et de dire « Je ».

   Il faudrait, me semble-t-il, pouvoir arriver à une position médiane, entre ce qui rend possible (le transcendantal) et ce qui effectue, fait vivre la possibilité transcendantale. Mais la chose est devenue excessivement difficile au vu de l'opposition transcendantal / empirique que Kant, et puis Husserl, et puis Heidegger, et puis d'autres, qui ne sont que des suiveurs, ont imposé à la pensée philosophique (de quel droit au juste ? La question serait à examiner).

   Il faudrait pouvoir montrer qu'une position transcendantale peut être aussi une condition empirique des plus importantes. L'exemple type est « Je, Moi, j'existe ». Il n'y a rien dans cette constatation qui ne soit purement empirique (« constatif », s'il est permis de le dire), et en outre il n'y a rien dans cette position qui ne soit transcendantal (condition première sur laquelle nous n'avons aucune prise puisqu'elle renvoie à notre arrivée au monde), et cela au plus pur sens du terme.

   Ce qui m'intéresse énormément dans la deuxième rétroaction dont j'ai essayé de parler, c'est qu'elle contraint le conditionné (moi) à revenir sur sa condition transcendantale (Moi) pour la découvrir, dans l'étonnement, voire la stupéfaction. Ce que l'on expérimente ainsi, comme on le ferait dans une découverte occasionnelle, c'est, précisément, la transcendance.

   Osons le dire : nous vivons au cœur du transcendant. Et cela non seulement parce que nous obéissons (comment faire autrement?) à la condition « transcendantale » de dire « je », mais aussi et surtout parce que le « Je » est la donnée transcendantale pure, à côté de laquelle nul ne devrait passer.

   Il est temps que nous expliquions sur ce Moi (transcendantal), avec plus d'application et, peut-être, espérons-le, de générosité. D'ailleurs, celle-ci, la générosité dans la langue, le souci de donner quelque chose dans la forme des mots, me paraît la condition subjective absolument nécessaire de tout travail d'écriture (elle fait le grand écrivain, mais peut-être aussi le rapporteur fidèle que je voudrais tellement être). Si seulement je pouvais être à la hauteur !

   Dans la suite de ce que je vais essayer de dire, je ne sais trop sur quel terrain je m'aventure.

    Il ne s'agit de rien moins que d'essayer d'éclairer cette capacité de dire « Je » en remontant à la source : le pouvoir d'être Je, d'être Moi. Longtemps, j'ai cru que ce pouvoir était miraculeux en un sens bien plus intense que le saignement de l'hostie (ce que l'on appelle un miracle « eucharistique », le plus célèbre étant celui de Lanciano en l'an 700) ou les guérisons « miraculeuses » de Lourdes.

   En ce qui concernait mon Moi et l'aspect surnaturel du phénomène (que je continue à percevoir ainsi, comme surnaturel, malgré les années, comme si rien ne pouvait l'effacer, comme s'il ne pouvait être usé à l'égal de toutes choses du monde), on dépassait largement ce que l'humanité a toujours classé dans la catégorie du « merveilleux ». Ce qui m'étonne, m'étonne encore alors que l'âge avançant neutralise les sentiments de la jeunesse, est que je n'aie jamais réussi à convaincre personne (et, bien entendu, aucun éditeur, mais de cela je m'en moque à présent) qu'il y avait là un problème de la plus haute dimension.

   Ce qui m'étonne aussi beaucoup est que je n'arrive pas à percevoir ce phénomène d'exister (lequel trouve son expression adéquate quand je dis « Je ») autrement que comme une chance fabuleuse (la chance, en ce qui concerne l'existence, me paraît être un concept de premier plan jamais, mais véritablement jamais pris en compte).

   Pourquoi suis-je à ce point étonné que cela ne soit pas public et sorte enfin de la malédiction qu'est la pensée privée ?

    Pour répondre à une telle question, il faudrait nécessairement mettre l'emphase sur ce qui passe ou ne passe pas dans le domaine de l'expression publique. La pensée générale, et publiquement reconnue dans les médias et les diverses publications, n'est pas faite pour prendre en compte des exceptionnalités, comme celle qui porte sur le minuscule phénomène que je suis.

   D'être parvenu à exister, ce fait, pour moi, tellement empirique, qu'il en arrive à être transcendantal (c'est ainsi qu'à nouveau je résume ce que je viens de dire), gêne, embarrasse quand il est revendiqué. Et pourtant, je suis convaincu que ce geste, qui, à mon échelle est quasi impossible à prendre en compte dans le domaine public (car, que suis-je dans l'immensité des choses qui intéressent un « public » ?), aurait donné des ailes et de la puissance inattendue à des pensées déjà prestigieuses ( Heidegger, Bergson, Sartre, Merleau-Ponty)...

   Si seulement le penseur avouait que son existence n'est pas pour lui un fait généralisable, qui ne parlerait pas du fait de l'existence de tous (où, excusez-moi, la trivialité et le vide menacent sans arrêt), la philosophie deviendrait incontournable, pour chacun, elle comblerait (d'une façon, certes inattendue et peut-être gênante, admettons-le), ce que beaucoup estiment être un « le vide existentiel de la vie »).

 

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