24 Octobre 2012
Stéphane Vinolo, Dieu n'a que faire de l'être, Introduction à l'oeuvre de Jean-Luc Marion, Germina, parution le 31 octobre.
Premières lignes du livre :
Le diable n'a pas de fondement stable, pas d'être du tout. Pour se donner une apparence d'être, il lui faut parasiter les créatures de Dieu. Il est tout entier mimétique, autant dire inexistant. René Girard.
Que le diable n'ait pas d'être, nous pourrions à la limite le comprendre, et les athées tout comme les croyants pourraient au moins se retrouver - pour des raisons différentes - dans cette affirmation. Mais que Dieu n'ait que faire de l'être, voilà qui présente un problème autrement redoutable. Il y a ici un paradoxe à première vue insoutanable. Comment Dieu, qui affirme lui-même si l'on peut dire : "Je suis celui qui est" (Exode, 3, 14), pourrait-être indifférent à la question de l'être? Dès lors, peut-il y avoir un sens à penser un Dieu sans l'être? (J.-L. Marion, Dieu sans l'être, Fayard, 1982) Mais surtout, poser que Dieu n'a que faire de l'être, est-ce dire que Dieu n'est pas? N'est-ce pas nous condamner à un athéisme en règle, par l'affirmation pure et simple du non-être de Dieu? Après tout, les athées accepteraient facilement cette formule, puisque justement, pour eux, Dieu n'est pas. Est-ce à dire que Jean-Luc Marion incarnerait, à sa façon, une porte d'entrée et une justification philosophiques de l'athéisme?
Les choses sont plus complexes, cela va de soi. Nous savons, par le simple fait qu'il ne fait jamais mystère de sa foi catholique, que Jean-Luc Marion n'est pas athée, et il serait pour le moins surprenant de faire de lui le héraut de l'athéisme en philosophie. "Dieu sans l'être" est donc une formule tout à fait différente de "Il n'y a pas de Dieu". Que faut-il comprendre derrière cette thèse d'un Dieu sans l'être? Tel sera le point de mire de notre approche de la philosophie de Marion, le problème vers lequel toutes nos analyses convergeront. Mais ce problème nous oblige à emprunter des chemins de traverse. Nous devrons montrer la pleine rationalité de cette position, où pointe une provocation assumée. Elle semble aller à l'encontre, non seulement de toute une philosophie, la plus autorisée et la plus académique qui soit, de Platon au jeune Heidegger, en passant par tous les philosophes - d'Anselme de Cantorbéry à Descartes - qui ont affirmé, non seulement que Dieu est, mais qu'il est possible de démontrer son existence. Elle va à l'encontre par ailleurs de toute la philosophie thomiste, qui repose en grande partie sur l'idée qu'il y a un lien essentiel entre Dieu et l'être : "Dieu est le premier étant que rien ne précède. L'essence de Dieu est donc son propre être." (Thomas d'Aquin, Somme contre les Gentils, I, 22)
Evitons toutefois un risque de malentendu. La pensée de Marion n'est pas une théologie. Nous devons la caractériser en premier lieu comme une phénoménologie. Sa thèse, bien qu'ayant des répercussions considérables dans le champ de la théologie, n'en provient pas de façon prioritaire, c'est pourquoi elle est l'enjeu de débats bien au-delà des frontières de cette discipline. Car si sa philosophie n'avait d'impact que sur notre conception de Dieu, elle ne concernerait que les croyants dans un débat interne à la théologie. Mais tel n'est pas le cas. La philosophie de Marion engage des bouleversements dans la philosophie elle-même, elle irradie la phénoménologie, elle engage des discussions sur des thèmes qui ne sont en aucun cas le privilège de la théologie. Elle se présente comme une pensée visant à éclairer, à comprendre ce qui apparaît, elle réfléchit sur le don, sur l'amour, sur la peinture, sur l'altérité, sur la nécessité d'une langue non prédicative. Ces questions, et d'autres, ouvrent sur des voies originales; comme nous essaierons de le montrer, elles permettent de formuler des problématiques étonnamment nouvelles.